Numéro 25 / Sommaire

Je suis la Terre et l' Eau

Je suis la Terre et l'Eau, tu ne me passeras pas à gué,

Mon ami, mon ami

Je suis le puits et la soif, tu ne me traverseras pas sans péril,

Mon ami, mon ami

Midi est fait pour crever sur la mer, soleil étale, parole fondue,

Tu étais si clair, mon ami, mon ami

Tu ne me quitteras pas essuyant l'ombre sur ta face

Comme un vent fugace, mon ami, mon ami

Le malheur et l' espérance sous mon toit brûlant, durement noués,

Apprends ces vieilles noces étranges, mon ami

Tu fuis les présages et presses le chiffre pur à même tes mains ouvertes,

Mon ami, mon ami

Tu parles à haute et intelligible voix, je ne sais quel écho sourd

Traîne derrière toi, entends, entends mes veines noires

Qui chantent dans la nuit, mon ami, mon ami

Je suis sans nom, ni visage certain ;lieu d'accueil et chambre d'ombre,

Piste de songe et lieu d'origine, mon ami, mon ami

 

Ah quelle saison d'âcres feuilles rousses m'a donnée Dieu

Pour t'y coucher, mon ami, mon ami

 

Un grand cheval noir court sur les grèves, j'entends son pas sous la terre,

Son sabot frappe la source de mon sang à la fine jointure de la mort

Ah quel automne! Qui donc m'a prise parmi des cheminements

De fougères souterraines, confondues à l'odeur de bois mouillé,

 

Mon ami, mon ami

Parmi les ages brouillés, naissances et morts, toutes mémoires,

Couleurs rompues, reçois le coucher obscur de la terre,

Toute la nuit entre tes mains, livrée et donnée,

Mon ami, mon ami

Il a suffit d'un seul matin pour que mon visage fleurisse,

Reconnais ta grande ténèbre visitée, tout le mystère lié

Entre tes mains claires, mon amour.

 

Anne Hébert ( Québec- née en 1916)